Souleymane Téliko a, en quelque sorte, sorti l’Union des magistrats sénégalais de l’anonymat en posant des débats sur une question qui a toujours tenu les magistrats à cœur. Il s’agit de la problématique de l’indépendance de la justice. Un combat qui n’a pas été de tout repos et qui lui a valu des réprimandes de son ministère de tutelle. Source A vous retrace les faits saillants de son magistère qui l’ont amené à rejeter un décret du président de la République.
Souleymane Téliko a été élu à la tête de l’Union des magistrats sénégalais au mois d’aout 2017. Dès l’entame de son magistère, le premier acte qu’il a posé c’est de demander la réforme du Conseil supérieur de la magistrature.
L’indépendance de la justice, la principale pomme de discorde entre le président sortant de l’Ums et les autorités
On était le 27 décembre 2017, et l’Ums avait organisé un séminaire national inclusif qui devait se tenir jusqu’au 28 décembre. Et là, son président en a profité pour proposer la réforme en profondeur du CSM. Quelques mois plus tard, au cours des travaux du comité de modernisation, composé de tous les acteurs de la justice, de la société civile et de la chancellerie, entre mars et avril 2018, cette proposition défendu par le président de l’Ums est revenue sur la table. Les participants ont demandé que le Conseil supérieur de la magistrature soit réformé dans sa composition ainsi que dans son fonctionnement. Le résultat de tout cela, c’est la publication d’un ouvrage sur l’indépendance de la justice par le jugé Téliko, issu des travaux du séminaire de décembre 2017. Mais, un dossier en particulier va marquer un tournant dans le magistère du magistrat.
Affaire Amadou Woury Diallo et le décret de Macky Sall qualifié d’irrégulier
Le 22 Juillet 2019, le jugé Téliko a qualifié le décret de grâce dont a bénéficié Amadou Woury Diallo, trempé dans une histoire de trafic de médicaments, d’irrégulier avec ses collègues juges de la chambre correctionnelle de la Cour d’appel de Thiès. Le décret de grâce a été écarté au nom du respect dû à la séparation des pouvoirs. Dans sa motivation, la cour d’appel a considéré que, même si le Président de la République dispose d’un pouvoir discrétionnaire dans le choix des personnes pouvant bénéficier de la grâce, il n’en demeure pas moins que , dans l’exercice de ses prérogatives, l’autorité administrative est tenue au respect de la légalité administrative ; que le bloc de la légalité comprend, non seulement la loi, mais également la Constitution du Sénégal dont le Préambule proclame clairement « la séparation et l’équilibre des Pouvoirs, conçus et exercés à travers des procédures démocratiques ». Aussi, les magistrats ont estimé que la mesure de grâce, qui est une dispense d’exécution d’une peine prononcée par les Tribunaux, ne peut se concevoir que dans le cas d’une décision de justice passée en force de chose jugée. Qu’admettre qu’on puisse accorder, sans recours possible, une grâce à un prévenu dont la décision de condamnation n’est pas définitive, revient à faire dépendre l’issue du procès de la volonté de l’Autorité exécutive, en violation flagrante du principe de la séparation des Pouvoirs. Or, considérant qu’en l’espèce, le jugement de condamnation est frappé d’appel ; qu’ainsi, la peine est susceptible d’être réformée ; que la mesure de grâce, intervenue à ce stade de la procédure, est, par conséquent, entachée d’irrégularité ». Un acte fort qui a contribué sans doute à la réélection du juge Souleymane Téliko en Août 2019. Par contre, les problèmes avec le régime ne venaient que de commencer.
L’affectation de Ngor Diop, un tournant décisif
Le tournant dans le deuxième magistère de Souleymane Téliko a été l’affection du magistrat Ngor Diop. Le 12 juillet 2020, l’Ums a dénoncé les conditions d’affectation du juge Ngor Diop. Dans son communiqué, l’Union des magistrats sénégalais écrit notamment : « M. DIOP ne pouvait être affecté qu’à la condition que les nécessités de services aient été dûment spécifiées, ce qui, en l’espèce, n’a pas été le cas. D’ailleurs, comment prétendre justifier par des nécessités de service l’affectation de ce magistrat à la Cour d’appel de Thiès alors qu’il est remplacé par un membre de cette même Cour ? Enfin, il est important de relever que quelques semaines avant le déclenchement de cette procédure de consultation à domicile, le président Ngor DIOP avait placé sous mandat de dépôt un dignitaire religieux poursuivi pour des faits répétés et reconnus de dévastation de récolte, menaces et voies de fait. Malgré de multiples interventions, il a refusé de libérer le prévenu qui a finalement écopé d’une peine de sursis à l’issue de son audience.
Dès lors, la proposition d’affectation, intervenue juste après, n’est, en définitive, qu’une mesure de représailles prise contre un magistrat qui a entendu agir conformément à son serment, en toute indépendance.
Ceci nous paraît inacceptable !
A la suite de l’usage abusif de la procédure de consultation à domicile à la laquelle on a assisté par le passé, les engagements de l’ancien Garde des Sceaux, M. Ismael Madior FALL, et la pratique du CSM nous avaient fait penser que le respect de la lettre et de l’esprit de cette procédure était devenu un acquis. Nous sommes désolés de constater que sur ce point, un recul est en train de se dessiner, au grand dam des magistrats.
L’affectation de M. Ngor DIOP, qui n’a même pas comptabilisé deux ans à son poste de président de juridiction pour avoir été nommé en novembre 2018, constitue l’illustration parfaite de la précarité tant décriée, du statut du magistrat dans notre pays.
Le Bureau exécutif de l’UMS apporte tout son soutien au collègue Ngor DIOP, connu pour sa rigueur et sa haute conscience professionnelle.
D’ores et déjà, il condamne fermement ce procédé, qui constitue une atteinte grave à l’indépendance de la justice et à la dignité du magistrat et, en accord avec l’intéressé, a pris la décision ferme de saisir la juridiction compétente pour solliciter l’annulation pure et simple de ce décret illégal. »
Ce communiqué sans détour a été certainement vu comme un affront par les autorités. En tout cas, c’est dans la foulé qu’il y a eu l’ouverture d’une procédure disciplinaire en Août contre le président de l’Ums pour des propos tenus en mars dans l’affaire Khalifa Sall. A la suite de laquelle il a reçu un blâme. Une punition anecdotique puisque les magistrats, en faisant bloc derrière leur président, ont montré qu’il ne faisait en réalité transmettre leurs doléances.
Souleymane Téliko a aussi remis en cause les leviers que l’Exécutif utilise pour contrôler la justice : subordination du parquet, le pouvoir discrétionnaire dans la nomination des magistrats, le pouvoir discrétionnaire dans le choix des personnes pouvant proroger jusqu’à 68 ans. Aussi, il a rendu le discours de l’Ums plus audible. L’opinion semble, en effet, majoritairement acquise à la cause de son organisation. Mais son combat reste toujours actuel au moment où son successeur doit être élu ce 7 aout. Le futur président pourra s’inspirer du passage de son prédécesseur qui a posé comme derniers actes l’organisation d’un séminaire ayant pour thème justice et Etat de droit et la publication d’un livre intitulé : « Indépendance de la justice au Sénégal : Faut-il réformer le CSM ? », le 3 avril 2021.
Omar NDIAYE (Source A)