Alors que le pays, et le secteur de la pêche artisanale doivent faire face à la crise du coronavirus, les autorités s’apprêtent à délivrer 54 licences de pêche industrielle, – pêche aux petits pélagiques, pêche au merlu surtout-, dont 52 licences à des bateaux d’origine chinoise, et deux licences à des senneurs turcs. Tous ces bateaux sont nouveaux, venus dans les eaux du Sénégal, et un certain nombre ont un historique de non-respect des lois dans les autres pays africains où ils ont opéré. L’octroi de ces licences augmenterait la pression de pêche sur des ressources déjà fragiles, mettant en péril la durabilité des ressources et des communautés de pêche artisanale qui en vivent.
Demandes de licence pour les pélagiques côtiers
Pour ce qui concerne les pélagiques côtiers, les demandes de licence sont introduites pour une quinzaine de bateaux chinois, ainsi que deux senneurs turcs. La situation des pélagiques côtiers, en particulier la sardinelle, est extrêmement préoccupante. Ces ressources partagées avec les pays voisins, sont considérées surexploitées par les scientifiques du COPACE.
Au niveau du Sénégal, par manque de moyens, le CRODT n’a pas pu mener d’évaluation de ces ressources depuis 2015, mais tous les signes montrent une détérioration de la situation.
Le Sénégal est obligé de négocier avec ses voisins pour aller chercher des sardinelles là-bas. Dans ces conditions, comment imaginer augmenter la pression sur le peu de ressources qui restent et qui sont le filet de sécurité alimentaire de nos populations ?
Deux licences pour les pélagiques hauturiers sont demandées pour des senneurs turcs. Ces bateaux, qui, il y a dix ans, participaient au pillage du thon rouge en Méditerranée, sont arrivés en Mauritanie en 2017, pour pêcher les petits pélagiques au profit des usines de farine de poisson. Après avoir connu des difficultés en Mauritanie, certains se sont déplacés vers le Liberia, la Côte d’Ivoire, la Guinée Bissau et maintenant ils essaient de venir au Sénégal. Ces derniers temps, ils approvisionnent un bateau usine chinois, le TIAN YI HE 6, qui fait de la farine à bord. Les petits pélagiques capturés par les senneurs turcs sont pompés à bord du bateau usine, transformé en farine puis les sacs de farine sont transférés sur un vraquier qui les amène au port. En Guinée Bissau, une trentaine de ces transbordements (interdits dans la loi Bissau guinéenne) ont eu lieu entre ce bateau et les senneurs turcs.
Si ce même modèle se développe dans les eaux sénégalaises, non seulement cela va contribuer à transformer en farine du poisson nos sardinelles dont la population à grand besoin, mais ce système de transbordements en mer et de production de farine à bord fera que ces opérateurs échapperont à tout contrôle : une porte ouverte pour la pêche illicite, non déclarée, non réglementée.
Ces bateaux ne sont pas les seuls à nous faire craindre une recrudescence de la pêche illicite. Les bateaux chinois RUISHUN ont un historique de non-respect des lois. Cette flotte a été auparavant expulsée de Madagascar, notamment pour pêche illégale en zone côtière.
Que deviendront alors nos braves femmes transformatrices et mareyeuses ? Déjà, le kilogramme de sardinelle se négocie à plus de 1000 francs (si on le voit au marché). Les anciens se souviennent toujours des pleurs de notre ainé feu Arona Diagne, président du CNPS dans les années 90, devant le peuple et à la télévision quand le Sénégal a bradé nos ressources en sardinelles aux Russes.
Demande de licence de pêche démersale profonde (merlu)
Toutes les demandes de licence pour la pêche au merlu sont introduites pour des bateaux chinois. La plupart de ces bateaux appartiennent à des compagnies qui ont déjà des bateaux dans les eaux sénégalaises, comme les FU YUAN YU. On assiste donc à une tentative de regroupement de ces bateaux au Sénégal. Pour quelles raisons, l’accès au port de Dakar ? Pourquoi la facilité avec laquelle le Sénégal se propose de les accueillir ?
Le stock de merlus noirs pour lequel ces bateaux demandent une licence, partagé entre la Maroc, la Mauritanie, le Sénégal et la Gambie, est aujourd’hui considéré surexploité : on compte 17.000 tonnes de captures dans toute la sous-région pour un potentiel de 10.900 tonnes.
Pour cette raison, dans le cadre de l’accord entre le Sénégal et l’Union européenne, les scientifiques ont recommandé une diminution du quota pour les deux licences prises par les européens, ce qui a été introduit dans le dernier protocole d’accord de pêche pour les deux bateaux européens.
Dans ces conditions, comment pourrait-on accepter de donner des licences de pêche au merlu à 36 bateaux chinois supplémentaires ? A-t-on pris des garanties quant à l’évaluation des données de la pêche expérimentale sur ce stock, décidée dans le dernier protocole d’accord Sénégal/UE ?
Ce qui nous interpelle, c’est que les pêcheries de merlu sont très proches des zones où se trouvent les crevettes profondes, ressources pour laquelle existe un plan d’aménagement transparent et qui limite l’accès pour une exploitation durable.
Notre crainte, c’est de voir une série de ces bateaux disposant d’une licence au merlu pêcher également la crevette profonde, ce qui est déjà le cas, mettant ainsi à mal les efforts du Sénégal déployés dans ce plan d’aménagement.
Conclusion
Tout d’abord, nous n’avons pas de doute sur la nationalité de ces bateaux que nous considérons comme des bateaux étrangers. Sur les demandes envoyées nous ne trouvons pas leur nationalité ni leur numéro d’immatriculation, ni les caractéristiques et la nature des engins de pêche (Article 15 du Code de la Pêche). L’article 9 de la même loi précise que « est considéré comme navire étranger tout navire n’ayant pas la nationalité sénégalaise ». Tous les navires listés dans les documents sont « en voie de sénégalisation », et 51% du capital doit être détenu par un sénégalais.
Avant de penser à octroyer autant de licences d’un coup, nous pensons que la Commission devrait appliquer l’Article 13 Chapitre IV du Décret d’application n°216-1804 du 22 novembre 2016 : » la Commission examine une fois par an, sur la base du rapport du Directeur des pêches maritimes, la situation générale du programme des licences. Cet examen se fait en considérations des plans d’aménagement des pêches en vigueur et du rapport du CRODT sur la situation des principaux stocks de poissons. »
L’APRAPAPM estime que les demandes de licence des bateaux chinois et turcs, que ce soit pour les petits pélagiques ou les espèces démersales profondes, sont en contradiction avec les engagements du Sénégal de promouvoir une pêche durable et la bonne gouvernance dans le secteur. L’octroi de ces licences mettra en péril les activités et l’avenir du secteur de la pêche artisanale, si importants en ces temps de crise pour assurer la sécurité alimentaire de nos populations.
APRAPAM le 17 Avril 2020