Grand-frère, en lisant, ce jour, sur ta page Facebook, un texte qui dézingue les journalistes de Leral.net morts dans un tragique accident de la route, ce 31 mai 2021, alors qu’ils couvraient la tournée économique du président Macky Sall, j’ai sursauté. Leurs corps étant encore chauds, tu as accablé ces soldats de l’information tombés au front, les accusant d’avoir pris part à un complot ourdi par l’Etat du Sénégal pour te jeter en prison. Cette sortie m’a d’autant plus heurté qu’elle est une sorte de récidive, après les propos que tu as tenus suite à la disparition du doyen des juges d’instruction, Samba Sall.
Pour couronner l’ensemble, tu as prédit que « la série noire va continuer »…
Adama, même si je désapprouve les propos qui t’ont valu ton séjour carcéral, j’ai écrit, dans un édito resté dans les esprits, que tu devais être libéré. J’ai aussi, en underground, même si je ne te l’ai jamais dit, mêlé la mienne aux voix qui ont demandé et obtenu ton élargissement.
Mais je ne te reconnais plus depuis que tu as franchi la sortie de la maison d’arrêt de Rebeuss. La rancune a rongé en toi toute sérénité. La colère a mangé en toi toute lucidité. La brutalité a fait fondre en toi toute intelligence stratégique. Cela m’a grandement surpris de ta part. Toi qui as eu le privilège, comme journaliste, d’avoir rencontré d’illustres personnages, dont l’immense Nelson Mandela qui définit la prison comme l’endroit idéal pour réfléchir.
La détention devait te rendre plus fort, tu l’as laissée t’affaiblir, t’atteindre, t’altérer…
Grand-frère, tu dois refuser de te laisser entraîner dans ce cycle infernal de haine qui est en train de te réduire en une sorte d’aigri atavique, de mécontent ontologique.
Or, suivant tous les critères de valorisation sociologique au Sénégal, tu n’es pas n’importe qui.
Tu descends de l’une des familles les plus respectées de ce pays, tu as eu un parcours professionnel à beaucoup d’égards enviable, tu es un intellectuel fécond en ouvrages de qualité…
Last but not least, tu es un ancien journaliste de Jeune Afrique que tu définis, dans ton hommage à Béchir Ben Yahmed que j’ai lu avec délectation, comme « le premier magazine panafricain à dimension internationale ».
Toi et moi, qui avons le privilège d’avoir travaillé dans ce journal, où ont officié d’énormes écrivains, académiciens et prix Goncourt comme Kateb Yacine, Amin Maalouf, Frantz Fanon, Leila Slimani…, n’avons pas le droit d’écrire n’importe quoi.
Tu as eu à relire les éditos de Béchir Ben Yahmed, interviewer de grands hommes d’Etat et faire des reportages d’anthologie. Refuse que ta plume tombe dans la vulgarité, au ras des pâquerettes, au fond de la boue…
Grand-frère, redeviens l’intellectuel raffiné qui m’a marqué. Un jour de 2006, me trouvant dans les locaux de Jeune Afrique, tu m’as invité autour d’un café au Fétiche, le bar attenant, pour me donner des conseils restés longtemps gravés dans ma mémoire.
Chacun, dans sa vie, peut être amené à vivre un douloureux épisode et le ressentir comme une injustice. Mais nul n’a le droit de répondre à l’injustice par la haine.
Tu es une identité remarquable dans le microcosme politico-médiatique. La masse critique du Sénégal a besoin de ta plume et de ta capacité de conceptualisation.
Mais il est temps que tu te ressaisisses pour ne pas finir dans les abîmes du marigot politique sénégalais. Seul le dépassement peut te permettre d’y arriver. C’est le secret de la résilience face à l’adversité que tu connais sans doute mieux que moi en raison de ton plus grand âge et de ton niveau de culture.
Le rappel étant pédagogique, je te rappelle tout de même cette pensée de l’immense Tristan Tzara: « La hauteur chante ce que l’on parle dans la profondeur. »