Finalement disculpé après des années de soupçon, le frère du président Macky Sall sait que son patronyme sera toujours un atout autant qu’un handicap. Désormais, il se concentre sur la politique. Pour embrasser un jour un destin national ? Il jure ne pas vouloir brûler les étapes.
« Pas question de parler de gaz ou de pétrole ! » Lorsque nous l’approchons, fin 2020, Aliou Sall nous prévient : certains sujets sont tabous. Le frère cadet du président et maire de Guédiawaye s’en doute pourtant : difficile de retracer son parcours sans évoquer le scandale lié à l’attribution, en 2012, de blocs gaziers et pétroliers à l’entreprise Petro-Tim.
Révélée deux ans plus tard, l’affaire défraye la chronique, attirant sur Aliou Sall une attention dont il se serait volontiers passé. Peut-être aurait-il été plus à l’aise pour nous parler après le 29 décembre 2020. Ce jour-là, la justice sénégalaise finit par prononcer un non-lieu dans le cadre de l’enquête ouverte en 2019.
Disculpé mais loin d’être blanchi aux yeux d’une partie de l’opinion, Aliou Sall sait que son nom reste synonyme, pour ses plus farouches détracteurs, de népotisme et de corruption. Il sait aussi qu’il se trouvera toujours quelqu’un pour rappeler les soupçons qui ont pesé sur lui.
Une blessure toujours ouverte
En mars dernier, quand il défend publiquement l’exécutif sénégalais bousculé par les manifestations qui suivent l’arrestation de l’opposant Ousmane Sonko (un « déchaînement de passions morbides », selon lui), des internautes lui répondent immédiatement par un « Aliou Sall, où sont nos 400 000 [FCFA] ? ». Multipliée par quinze millions (le nombre d’habitants du Sénégal), la somme correspond aux 6 000 milliards de FCFA que l’État aurait perdu dans cette affaire.
Que reproche-t-on exactement à Aliou Sall ? En deux mots, de s’être servi de son lien de parenté avec le président de la République pour aider son ancien collaborateur, l’Australo-Roumain Frank Timis, à obtenir un contrat d’exploration gazière et pétrolière pour deux blocs offshore sénégalais. Et d’avoir empoché au passage un joli pactole. Selon des révélations de la BBC, dans le documentaire Un scandale à dix milliards de dollars, Aliou Sall aurait touché un pot-de-vin de 250 0000 dollars lorsque Frank Timis a revendu les droits d’exploration des blocs via la société Agritrans, créée par Aliou Sall et gérée par son oncle, Abdoulaye Thimbo.
C’est la diffusion de ce reportage en juin 2019 qui pousse la justice à ouvrir une enquête et contraint Aliou Sall à démissionner trois semaines plus tard de la tête de la Caisse des dépôts et consignations (CDC), poste auquel son frère l’avait nommé par décret présidentiel en 2017.
Aliou Sall dans son bureau de la mairie de Guediawaye, en octobre 2020
« J’ai été contraint de démissionner. Je ne l’accepte toujours pas
Une décision prise à regrets, et même à contre-cœur. « La situation ne me laisse pas le choix, dit-il alors à Macky Sall. Je vais partir. » Il adresse alors au président une lettre de démission, qu’il rend publique et dans laquelle il affirme vouloir « laver son honneur » et « protéger les [s]iens ».
Presque deux années se sont écoulées, et il a toujours du mal à s’y faire. « Macky Sall ne m’a rien demandé, mais j’ai été contraint de démissionner, explique-t-il aujourd’hui. Je ne l’ai pas accepté et je ne l’accepte toujours pas. »
« Mon grand frère reste mon patron »
Affable et souriant, le maire de Guédiawaye nous reçoit alors dans les locaux de sa mairie, conquise en 2014. Et c’est sous le regard du chef de l’État, dont le portrait officiel trône dans son bureau, qu’il explique avoir agi pour protéger l’Alliance pour la République (l’APR, le parti présidentiel) et son aîné. « Dans la hiérarchie halpulaar, quoi qu’il arrive, mon grand frère reste mon patron. C’est comme ça. »
Tout au long de sa carrière, poursuit-il, il a dû prendre certaines décisions en fonction de lui. La première fois, c’était au début des années 2000. Macky Sall, brièvement passé par le parti And-Jëf / Parti africain pour la démocratie et le socialisme (AJ/PADS, d’obédience maoïste), gravit les échelons auprès de son mentor, Abdoulaye Wade, au sein du Parti démocratique sénégalais (PDS). Envoyé à Fatick, dans ce Sine Saloum où il a grandi, « Macky » se retrouve opposé à « Aliou », qui reste lui un militant actif de l’extrême-gauche sénégalaise.
Difficile de continuer à appartenir à l’extrême-gauche quand on a un frère Premier ministre
« Presque par apostasie », le second finit par se mettre au service du premier, qu’il rejoint au sein du PDS. Aurait-il pu en être autrement ? « Difficile de continuer à appartenir à l’extrême-gauche quand on a un frère Premier ministre », analyse un opposant qui les a côtoyés.
« J’étais dans un parti qui n’envisageait pas d’aller au gouvernement, se souvient Aliou Sall. Macky, lui, avait un boulevard électoral devant lui. Pourquoi le gêner ? » Les années suivantes, il continuera toutefois à évoquer publiquement ses liens avec l’AJ/PADS et à se décrire comme « un homme de gauche ». « Le cœur à gauche, mais le portefeuille à droite », rétorque en souriant un membre de la gauche sénégalaise.
Malheureux en affaires
En 2006, le maoïste converti au libéralisme devient chargé des affaires économiques à l’ambassade du Sénégal en Chine. C’est la campagne présidentielle de son frère qui le pousse, fin 2011, à rentrer au pays. Après l’élection, il envisage de revenir en politique mais ne trouve pas sa place au sein de l’APR. « Pas de fils de ni de frère de au sein du parti présidentiel », résume Aliou Sall. Il se tourne alors vers le secteur privé. « Et ça ne m’a pas porté bonheur », avance-t-il, avant de se reprendre : « Je ne veux pas parler de pétrole ! »
Aliou Sall refusera donc de revenir sur sa relation avec Frank Timis, rencontré en 2010. Deux ans plus tard, c’est pourtant l’homme d’affaires australo-roumain qui joue les facilitateurs dans l’octroi des blocs Saint-Louis et Cayar offshore profonds au chinois Wong Joon Kwang, directeur général et actionnaire unique de Petro-Tim. À l’époque, les décrets d’attribution sont signés de la main d’Abdoulaye Wade.
Lorsque, arrivé au pouvoir, Macky Sall avalise la concession d’exploration, en juin 2012, son frère devient le gérant de la société Petro-Tim Sénégal. Les contrats sont ensuite cédés à la société Timis Corporation, qui les revend à son tour aux compagnies Kosmos et British Petroleum – pour dix milliards de dollars, selon la BBC. Face à la pression de l’opposition, Aliou Sall quitte ses fonctions au sein de la société fin 2014 – un autre épisode dont il ne souhaite pas parler.
Batailles politiques
Retour à la politique et à la conquête de la mairie de Guediawaye, « pas évidente du tout ». À l’époque, il a hésité. Où tenter sa chance ? Fatick, le fief de Macky Sall, où il a lui-même fait ses armes, est exclu. La commune de Pikine, gérée par son oncle Abdoulaye Thimbo, également.
Ce sera donc Guediawaye, l’une des principales banlieues de Dakar. Mais les cadres APR du département rechignent à faire de la place au frère du chef de l’État et c’est au terme d’une « âpre bataille politique » qu’Aliou Sall parvient à s’imposer. Ce combat, il le gagne seul, sans le soutien du parti ni celui de son frère, à qui il n’a pas demandé son avis, tient-il à préciser. « De toute façon, j’aurais été mal à l’aise de réaliser cette conquête avec le soutien du président. »
Pas question d’abandonner son fauteuil de maire, « quitte à ce que le gouvernement tombe »
Ses relations avec les « apéristes » s’améliorent. « Tu t’es bien débrouillé, il va bien falloir que l’on t’accompagne », lui disent certains. En janvier 2015, c’est cette fois avec le soutien du parti qu’il est élu à une large majorité à la tête de l’Association des maires du Sénégal. « À l’époque, certains disaient qu’il avait été parachuté, qu’il avait forcé la main à certains pour être là où il était. Mais finalement, son élection n’a pas posé de difficultés », se souvient un maire APR.
« Quand on doit être un relai entre l’État et les maires, c’est un avantage de pouvoir parler au président, admet Aliou Sall. Certains problèmes sont ainsi résolus de manière informelle ». Mais il veut être plus qu’un « frère de ». Il évoque d’ailleurs avec une certaine amertume plusieurs décisions prises à contre-cœur. Comme lorsqu’il a renoncé à être candidat aux élections législatives de 2017 alors qu’il les avait « déjà presque gagnées » ou quand il a démissionné de la CDC. « Pourtant, si le président me proposait à nouveau une position publique, je n’hésiterais pas », lâche-t-il.
« Un conflit d’intérêt évident »
Quant à son fauteuil de maire, pas question de l’abandonner, « quitte à ce que le gouvernement tombe », ose-t-il. Regrette-t-il de s’être embarqué dans l’aventure du gaz ? « Pas du tout, répond Aliou Sall. Petro-Tim, si c’était à refaire, je le referai. Quoi qu’on puisse en dire, c’était une belle aventure. »
La remarque fait sourire Abdoul Mbaye. Premier ministre de Macky Sall de 2012 à 2013, il a contre-signé les décrets avalisant l’octroi des permis à la société de Frank Timis. « Participer, et participer de manière délictueuse, c’est différent. D’autant plus qu’Aliou Sall n’a pas fait grand-chose : l’exploration a été réalisée par Kosmos. Il était surtout là pour s’assurer que les intérêts de la famille étaient pris en compte. »
Depuis qu’il a quitté le gouvernement de Macky Sall, ce banquier réclame plus de transparence sur l’affaire Petro-Tim – un « scandale innommable », à l’en croire. Il a d’ailleurs lui-même déposé plainte, mais la procédure est « au point mort ».
Pour Abdoul Mbaye, le nœud du scandale se niche dans la manière dont les contrats ont été signés par Abdoulaye Wade puis avalisés par Macky Sall. « Nous avons signé ces décrets en nous basant sur un rapport présenté par le ministre [de l’Énergie] de l’époque [Aly Ngouille Ndiaye], qui était faux », dénonce-t-il. L’ancien Premier ministre l’assure, il n’avait pas connaissance des liens qui existaient alors entre Petro-Tim et Aliou Sall, « un conflit d’intérêt évident. »
« Je ne serai pas candidat pour succéder à mon frère, mais je ne veux pas insulter l’avenir
« Lorsque le pétrole est apparu, tout ce que l’opposition a vu, c’est le frère du président qui travaillait avec une compagnie qui bénéficiait du bloc, rétorque Aliou Sall. C’était du pain béni pour eux ! L’ensemble de cette affaire était destiné à affaiblir le président. » Les révélations de la BBC ? « Un tissu de mensonges », ajoute-t-il. Il avait d’ailleurs menacé de porter plainte contre la chaîne pour diffamation avant de se raviser – « Je ne pouvais pas me payer les services d’avocats à Londres ! ». Les pots-de-vin qu’il aurait perçus en jouant l’intermédiaire auprès de Timis ? « Inimaginable », pour lui qui n’était qu’un « employé ». Quant au versement qu’aurait reçu Agritrans, « il n’existe tout simplement pas ».
Si la justice a depuis donné raison à Aliou Sall, les suspicions d’Abdoul Mbaye restent intactes. « On savait que l’action engagée à l’initiative du gouvernement n’était pas destinée à obtenir des résultats, mais à le blanchir. Tout est bloqué par le président lui-même, c’est clair. Il faudra attendre son départ [du pouvoir] pour que le dossier soit traité, et peut-être compter sur des actions internationales. »
Aliou Sall, lui, rêve de rester en politique le « plus longtemps possible ». Tout en demeurant loyal à son frère. « Je ne serai pas candidat pour lui succéder, mais je ne veux pas insulter l’avenir. En politique, il est dangereux de vouloir sauter les étapes. »